MathyPH

Rester seul, nuitamment, dans une étude peut conduire à de fâcheuses situations, tout particulièrement le 31 octobre au soir. Et pourtant, je m’y suis fait prendre. En cette fête d’Halloween, j’ai rencontré Gaspard Jehannin, un notaire dématérialisé, venu tout droit du XIXe siècle…

Que mon « boitier R.E.AL » émette soudain un bruit de porteuse à l’ancienne était déjà curieux, mais lorsque j’ai remarqué que ses ports RJ45 brillaient d’un halo verdâtre, j’ai tout de suite compris que quelque chose d’inhabituel allait se produire. Soudain, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, il était là : un homme vêtu à la dernière mode du XIXe siècle, sans chair, sans os. Bref, un fantôme ou, plutôt, un notaire dématérialisé ! Son nom ? Gaspard Jehannin, membre du Conseil Supérieur des notaires défunts.

Le notaire dématérialisé : J’ai été délégué pour te parler car nous le voyons clairement de là-haut, vous allez droit dans le mur !

Moi : Je ne vous permets pas d’interférer avec notre avenir ! Vous exerciez quand, déjà ? 1850 ?

Lui : Demande-moi plutôt « comment » et je te répondrai avec une plume qui suivait le geste de mon doigt et exprimait ma pensée. Même si elle était confuse, cette pensée était mienne, pas d’interférence entre l’œil et le doigt. Depuis 50 ans, nous vous regardons céder peu à peu votre autonomie. L’acte ne doit pas essentiellement être cohérent et lisible, il doit « passer aux hypothèques » et, accessoirement, être rentable. Vous êtes insensiblement devenus des formalistes, vous avez voulu simplifier vos méthodes et vous avez abouti à cette chose que vous nommez Télé@ctes…

Moi : Qui que vous soyez, je ne vous permets pas de nous juger…

Lui : Et pourtant ! Regarde-moi droit dans les yeux, te sens-tu encore « auteur » de tes actes ? Ne serais-tu pas passé du « tailleur créateur » au « retoucheur en prêt-à-porter » ? Pire, lorsque tu étais tailleur, tu choisissais tes tissus. Aujourd’hui, es-tu certain de la qualité de la matière première ? S’il y a imperfections dans tes œuvres, tu en seras pourtant responsable ! Vu d’en haut, je t’assure, ta situation n’est pas enviable…

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Moi : Etre notaire en 1850 n’était guère mieux !

Lui : Peut-être. Il n’empêche que jamais un paragraphe ne s’effaçait après que je l’aie écrit. Jamais un acte ne se transformait au point de changer de nature ou d’inverser la position des parties. Ça ne t’est jamais arrivé ? Moi : Hum, si, plus d’une fois…

Lui : Lorsque je rédigeais une copie et que je l’envoyais par la poste, elle mettait du temps et se perdait parfois, mais son contenu, collationné et manuscrit, était bien ce que je souhaitais. Qu’en est-il pour toi ?

Moi : Je n’en mettrais pas ma main à couper, « ça » part et certains ont pu constater que « quelque chose » arrivait…

Lui : Voilà bien ce qui nous préoccupe pour vous ! Seul le fond a de l’importance, et même si vous prônez l’excellence, vous travaillez aujourd’hui avec des outils instables. Vos instances en sont parfaitement informées. On vous vend la forme et vous omettez le fond. Qu’est-ce qui est important à vos yeux ? Faire des visioconférences sécurisées, envoyer des actes authentiques électroniques ou bien assurer absolument la qualité de vos actes, leur parfaite adéquation au réel, la conservation de la volonté des parties ? J’ai pu visiter vos outils de l’intérieur… Vous êtes sur le point d’inventer l’acte hors contrôle dématérialisé !

Moi : Je vois que Monsieur est technophobe ! A votre époque, vous vous déplaciez à cheval, je me trompe ? Sachez qu’une voiture vient d’obtenir son permis de conduire dans l’un des états les plus stricts des Etats-Unis (1). Si une voiture peut conduire seule, c’est bien que les nouvelles technologies sont au point !

Lui : Peut-être, mais pas toutes… D’ailleurs, comment expliques-tu que certains développeurs puissent rendre une voiture parfaitement autonome, que personne n’ait encore réussi à rendre simple la rédaction d’actes dignes de ce nom et de leurs formalités ? Je vais te donner la réponse : vous recrutez les pires…

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase et disparut en un tourbillon d’électrons. J’étais sûr que les flux sur R.E.AL. faisaient l’objet d’une surveillance pour éviter toute expression hors norme. C’en était bien la preuve !

J’étais là, pantelant. Et moi qui, jusque-là, trouvais cette fête ridicule, je me suis dit : « Halloween, ça fiche vraiment la trouille ! ».

1. Il s’agit de la « Google Car ». Depuis le 1er mars, le Nevada est, en effet, le premier Etat américain à autoriser les voitures sans chauffeur. Le modèle, conçu par le géant de l’informatique, devrait donc être le premier à profiter de cette législature du futur, même si d’autres constructeurs automobiles ont déposé des demandes de permis.