« De l’inflation législative à l’indigestion notariale! » C’est le titre du billet d’humeur, publié sur le site dalloz-actu-étudiant.fr que le professeur Mustapha Mekki adresse au législateur français (http://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/de-linflation-legislative-a-lingestion-notariale/h/360783a95f7d12ef48a17ef3bd40db71.html). Nous en publions ici de larges extraits tant son propos nous semble juste.

« (…) la profession du notariat a été choisie comme révélateur d’un phénomène plus général qui menace l’avenir du Droit et de la Justice sociale qu’il est censé incarner et préserver. Le droit n’est pas en crise. La situation est plus grave encore : il est en mutation. Le droit tel qu’on le connaissait et tel qu’on pouvait l’apprécier est mort.

Intuition autrefois, il s’agit d’une conviction aujourd’hui après la lecture du cours dispensé par Alain Supiot au Collège de France : « La Gouvernance par les nombres » (Fayard, Poids et mesures du monde, 2015). Pour illustrer la pensée profonde de l’auteur, fruit d’une carrière entière de réflexion, le notariat peut servir d’exemple car il concentre tous les effets pervers de ce monstre juridique qui nait sous nos yeux. Avant d’aborder quelques lois rendant compte de cette dérive dangereuse, rappelons très brièvement les grands traits de cette « mutation ».
Le discours est trop célèbre pour s’y attarder mais l’absence de prise de conscience collective oblige à en dénoncer encore et encore les effets catastrophiques sur la condition humaine. Cette mutation se traduit, tout d’abord, par une emprise croissante et constante du modèle du marché. L’économie est un moyen et une fin. Elle se suffit à elle-même. Point de valeurs au-dessus de cette idéologie du marché et de l’argent. Alain Supiot démontre combien la Grundnorm économique est un point commun aux systèmes communistes planifiés et aux systèmes ultralibéraux (A. Supiot, op. cit., p. 169 s.). (…)

L’utile circonscrit tout. L’argent est la mesure de tout. Le quantitatif devient le référent universel. Le droit, dans ce contexte, subit une double évolution (destruction) (…). Le droit devient une technique, un outil, un « ustensile » au service d’un but unique l’économie. Le droit n’est plus l’incarnation de valeurs multiples au sommet desquelles devrait trôner la Justice ou du moins la dignité de l’homme. Le droit est un simple produit. (…) Discours pessimiste diront certains, qui relève de la philosophie diront d’autres et ne concernent pas le juriste dogmatique féru de techniques juridiques et de controverses jurisprudentielles. Et pourtant…

Pour en prendre conscience et aborder la question sous un angle plus technique, référons-nous à une profession qui, tous les deux ans en moyenne, est montrée du doigt, comme étant responsables de tous les maux. Et si le notariat était en réalité ce petit village gaulois qui résiste à l’empire du marché et à l’idéologie purificatrice des mathématiques et de l’économie ?

L’inflation des lois, signe d’un droit-outil servant l’économie sans réel pouvoir de résistance, entraîne une indigestion notariale. À l’analyse, il s’avère que les lois sont mal faites et mal pensées.
Les lois sont mal faites et leurs effets pervers opèrent de manière immédiate sur le quotidien des notaires Prenons pour exemple la loi Duflot, dite aussi loi ALUR du 24mars2014. (…) Les faiblesses de cette loi sont tellement manifestes qua le législateur n’a rien pu faire d’autre que de la modifier 9 mois plus tard et de prévoir une révision plus conséquente encore à l’avenir dans une loi de simplification du 20 décembre 2014.
Autre exemple topique, celui de la loi Hamon du 17 mars 2014, source d’interprétations doctrinales controversées. Transposant notamment la directive du 25 octobre 2011, la loi Hamon étend le délai de rétractation à 14 jours pour tous les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur à distance ou hors établissements. Pour les notaires, notamment, il est fondamental que la notion de contrat hors établissement soit précisée. Or, aucune définition ne figure dans le texte. Il faut lire les travaux préparatoires pour deviner qu’un contrat conclu dans une agence immobilière ou dans une bulle de vente n’est pas hors établissement. Mais alors que faut-il penser des promesses rédigées et donc conclues à l’étude par le notaire  ? Il est vrai qu’un article de la loi (art. 9), devenu l’article L. 121 -16-1,7’ du Code de la consommation, prévoit expressément que les contrats rédigés par un officier publics ne sont pas concernés. Il faut relever que cet article n’est pas l’exacte réplique de la directive qui dans son article 3, dispose que sont exclus les contrats qui sont établis conformément aux droits des États membres, par un officier public tenu par la loi à l’indépendance et à l’impartialité et devant veiller en fournissant une information juridique complète, à ce que le consommateur ne conclue le contrat qu’après mûre réflexion juridique et en toute connaissance de sa portée juridique. A priori et sans aucun doute, les actes authentiques ne sont pas concernés par ce droit de rétractation. Mais que faut-il penser des actes sous seing privé qui peuvent être rédigés par un notaire ? En opportunité et en toute cohérence, le notaire reste un officier public quand il rédige un tel acte. Ce faisant, son devoir de conseil et son devoir de garantir l’efficacité juridique des actes doivent suffire à justifier l’éviction du délai de rétractation de 14 jours. Cependant, il faut relever qu’il n’y a aucune certitude. En effet. la directive qui a été transposée ne semble pas familière avec cette distinction, bien connue en France, du notaire qui authentifie et du notaire qui rédige et prête son concours.

Ensuite, si le devoir de conseil et le devoir de garantir l’efficacité juridique des actes étalent une spécificité de l’officier public, cela aurait été un argument déterminant pour fonder l’éviction des simples promesses sous seing prive Or. la tendance est à l’émergence, regrettable certes mais établie, d’une catégorie unique des rédacteurs d’actes. Tout rédacteur d’actes professionnels, expert- comptable, agent immobilier, avocat et notaire, semble désormais tenu d’un devoir de conseil et de garantir l’efficacité juridique des actes. Ces devoirs ne sont plus le monopole des officiers publics que sont les notaires. C’est en raison de cette incertitude et au nom d’un certain principe de précaution qu’il faut conseiller aux notaires de respecter ce délai de 14 jours ou de rédiger une promesse authentique, en attendant d’avoir plus de précision sur le sens qu’il convient d’accorder à cet article. Tout cela aurait été évité si le législateur avait pris le temps de mieux rédiger sa loi…

Ce que révèlent ces exemples, c’est que la vertu des lois résidait autrefois dans leur stabilité. Censées assurer le gouvernement de la Cité, les lois étaient peu nombreuses. On légiférait en tremblant et on appréciait la qualité d’un gouvernement et la relative stabilité de ses lois. Aujourd’hui, la loi, dans une démarche purement quantitative, est un simple coup d’essai. L’étude d’impact ou la réaction a posteriori des professionnels qui l’appliquent permettra de juger de l’opportunité de la modifier. La loi n’est plus là pour construire et mettre en œuvre un projet de société. Elle est simplement destinée à trouver des solutions à des problèmes particuliers. N’est-ce pas confondre la science du législateur et celle du magistrat, clairement exposées par Portalis dans son Discours préliminaire ?

Enfin, les lois sont mal pensées. La future loi Macron est un symbole malheureux de cette « Gouvernance par les nombres » où la quantité l’emporte sur la qualité et où l’économie devient une fin en soi. Sans reprendre les détails de ce projet en cours de discussion déjà maintes fois abordés, la future loi Macron amène à concevoir le droit comme un produit. une simple marchandise et la prestation des notaires comme une prestation de services comme les autres. La sécurité juridique conférée par l’intervention du notaire et son acte authentique sont relégués au rang d’obstacles, de freins, de barrières au développement de l’économie et à l’épanouissement des libertés économiques. Rien de plus faux, car la sécurité juridique est un pilier du développement économique. Rien de plus dangereux, car les professionnels du droit deviennent des VRP du droit, des commerciaux dont la valeur du travail fourni est appréciée au regard du seul prix de leur prestation.
Quantifier, programmer, évaluer les coûts, rentabiliser, planifier, libéraliser, flexibiliser, déshumaniser… Autant de verbes sans âme, d’actions sans esprit. Or, une loi sans esprit est une société sans avenir. II serait faux de croire que le notariat est le seul concerné. Le notariat était la principale digue qui permettait de lutter contre le tsunami du marché et de l’ultralibéralisme. Il faut en avoir conscience, Alors, avec un zeste de provocation, on pourrait oser la formule suivante : je suis notaire ! »